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Camille Van Vyve

Camille Van Vyve

25 Jul 2024
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"On ne peut ni battre le marché, ni s’en extraire"

Figure incontournable des médias francophones sur les matières économique et monétaire, ancien CEO de la banque Degroof, ex-associé du bureau de conseil Roland Berger, qui fut aussi président de la bourse de Bruxelles, auteur de plusieurs dizaines d’ouvrages, Bruno Colmant livre à Easyvest une interview sans filtre.

Bruno Colmant parle des marchés financiers

Il fut un temps où on le retrouvait dans les couloirs feutrés de la rue de l’Industrie, siège de la banque Degroof. Cage d’escalier magistrale, moquette épaisse, personnel d’accueil aux petits soins. Au boulevard du Souverain, fief bruxellois du cabinet de conseil Roland Berger, le tableau était certes plus moderne, mais la toile de fond n’en demeurait pas moins prestigieuse et allurée.

En ce mardi matin de juillet, c’est à la Fondation contre le Cancer que nous rencontrons Bruno Colmant. Il vient nous ouvrir la porte car, période estivale oblige, le bâtiment est plutôt désert ce jour-là. Dans le bureau où l’on s’installe, deux plantes en pot sont les seuls éléments de décoration visibles – assorties au jeu de cartes à l’effigie de la BBL (feu la Banque Bruxelles Lambert) qui traîne sur la table, clin d’œil à l’ex-banquier qui se trouve en face de nous, lui aussi vêtu de vert.

La sobriété du lieu est légitime, puisque « chaque euro qui est dépensé ici a été donné par quelqu’un », rappelle Bruno Colmant, qui a pris il y a quelques mois la direction ad interim de la fondation. Deuxième après la Fondation Roi Baudouin, la Fondation contre le Cancer récolte 40 millions d’euros par an de dons. Dons en direct, mais aussi beaucoup de dons « en différé », car de nombreux donateurs le font par testament, souvent exécuté des années plus tard seulement. Prévention, recherche, accompagnement de malades et financement de projets: les chantiers sont nombreux, et Bruno Colmant s’y attèle avec un engagement sincère. A côté, bien sûr, de divers mandats d’administrateur qu’il exerce « pour garder un pied dans le monde des affaires ».

Easyvest : « Bruno Colmant dans un nouvel environnement ou nouveau Bruno Colmant ? »

Bruno Colmant : « Je ne vis plus dans l’oppression de la vie professionnelle et je me suis déconstruit intellectuellement, dans le sens où je porte un regard beaucoup plus froid sur le marché. Cela m’apporte beaucoup de tranquillité personnelle. »

Vous le voyez comment maintenant, le marché?

Toute la théorie de la finance de marché est basée sur le Capital Asset Pricing Model (CAPM), imaginé par Sharpe dans les années 60 et basé sur les travaux d’Henri Markowitz sur la théorie moderne du portefeuille. Dans ce modèle, le confort est donné par le capital mais le capital est à risque: c’est un modèle fondamentalement « intranquille ». Ce confort, on l’obtient en valorisant dans le présent des flux financiers futurs, c’est-à-dire qu’on aspire en réalité un futur qui n’a pas le temps de se régénérer pour une jouissance présente. En résumé, on détruit la nature pour jouir dans le présent.

Mais ce marché, nous en faisons fatalement partie, non?

Oui. Le modèle de Sharpe suppose que les agents, les investisseurs, sont parfaitement informés, qu’il n’y a aucune friction et que les agents sont interchangeables. Ces agents sont dans le marché – en réalité ils sont le marché, ne peuvent s’en extraire et ne pourront jamais le battre.

 
         

On considère que le marché est imparfait, mais dans l’ensemble suffisamment parfait pour fonctionner grosso modo suivant cette théorie. Les États-Unis jouent-ils un rôle moteur dans cette immense machine?

Déjà, ce sont les champions pour éviter la friction entre les agents, puisqu’ils réduisent la sécurité sociale au strict minimum. Tout y est fait pour vulnérabiliser l’humain. Ensuite, les États-Unis représentent 4% de la population mondiale mais 60% du marché. Ils ont une dette colossale, dont une gigantesque partie est détenue hors de leurs frontières, ce qui augmente encore leur domination mondiale.

Doit-on craindre le retour de Donald Trump à la Maison Blanche?

Il est dans une logique financière qui vise à accroître coûte que coûte la suprématie américaine. Il veut des baisses d’impôts, des taux d’intérêt bas qui permettent d’augmenter encore la dette, des barrières tarifaires qui limitent les importations et un dollar faible qui favorise les exportations. Pour y parvenir, Trump devrait enlever son indépendance à la FED (la banque nationale américaine), mais je ne doute pas qu’il puisse faire des choses impensables. Ce cocktail créerait de l’inflation aux États-Unis et une récession en Europe, notamment à cause des barrières à l’exportation qu’il veut nous infliger. Et c’est aussi le genre de contexte ou les devises perdent de leur stabilité, ce qui peut devenir très dangereux. Mais rien n’est joué depuis la candidature de Kamala Harris*.

*L'interview de Bruno Colmant a eu lieu juste avant le retrait de Joe Biden des élections présidentielles américaines.

Comment les États-Unis en sont-ils arrivés là?

Je crois que le système américain est à bout de souffle. C’est la plus vieille démocratie qui ne soit pas passée par une période d’autoritarisme et il semble que le nouveau système qui s’annonce outre-Atlantique, si Trump est élu, soit de cette nature. En fait, les États-Unis sont toujours parvenus à expulser leur violence domestique par des guerres menées en dehors de chez eux. Maintenant qu’ils sont auto-suffisants d’un point de vue énergétique et qu’il n’y a plus de guerre à mener, ils sont contraints de réinternaliser la violence. C’est un terreau parfait pour asseoir le « trumpisme ».

Mais les États-Unis ne sont pas les seuls à opérer ce repli identitaire…

C’est vrai. C’est comme si on voulait retrouver des identités pour aller à l’encontre de la mondialisation. Le repli sur soi a quelque chose de sécurisant dans un monde globalisé.

En Belgique aussi, le virage politique à droite est marqué. Vous l’aviez vu venir?

Pas du tout. Ces dernières années, je me suis rapproché du centre politique tout en discernant, de manière plus lucide, les bienfaits de l’État social. Vous savez, j’ai été un étudiant boursier ; je dois tout à l’État et je suis un fervent défenseur du modèle social belge. Je considère que je dois rendre davantage à l’État que ce que j’ai reçu. Mais avec le niveau actuel de la dette belge, les besoins pour les retraites, l’énergie et la défense, et la position libérale plutôt en faveur des baisses d’impôts, certains veulent couper dans les dépenses sociales, et cela m’inquiète. En réalité, j’ai peur qu’on en vienne à privatiser les soins de santé en Belgique.

A propos de dette, le bon d’État à un an émis par la Belgique en 2023 arrive bientôt à son terme. C’était une bonne opération selon vous?

Que l’État se réapproprie des flux d’épargne me semble tout à fait légitime. Mais finalement l’opération lui a coûté assez cher, notamment en raison du précompte réduit à 15%. Pour l’épargnant-investisseur, vu le niveau d’inflation, ce n’était pas la panacée non plus… mais tout de même mieux qu’un livret d’épargne. Ceci dit, si l’État belge émet une nouvelle obligation en septembre, ce ne sera certainement pas à des conditions aussi avantageuses, donc il va falloir trouver des alternatives.

A titre personnel, quel type d’investisseur êtes-vous?

J’ai eu un passé de Président de la Bourse et cela m’a évidemment influencé. Je suis investi en « full equity », avec mon logement. Et je choisis plutôt des actions transitives d’inflation, c’est-à-dire corrélées positivement à l’inflation.

Comment voyez-vous l’avenir de la gestion de patrimoine?

Aujourd’hui, on n’a déjà plus vraiment besoin d’un banquier privé pour construire strictement un portefeuille: l’intelligence artificielle et les ETF permettent de le faire facilement, du moins pour les initiés. La valeur d’un banquier privé est essentielle mais se déplace vers des services à meilleure valeur ajoutée. Je crois que les gestionnaires de patrimoine vont garder au moins deux rôles essentiels pour l’investisseur: celui de psychologue d’une part afin d’appréhender de manière précise les orientations et aversions au risque d’un client, et celui de conseil en planification successorale de l’autre. Ce dernier aspect est fondamental dans un monde juridiquement de plus en plus complexe, et dans le cadre connu du vieillissement de la population.

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